Une petite dystopieLe 30 novembre, j'ai écrit ce texte pour un atelier avec Lolve Tillmanns. Le thème était: "Nous sommes le 30 novembre 2021. Comment se déroule votre journée?" Je me suis embarquée dans un récit d'anticipation. Aujourd'hui, sa réalité me paraît plus séduisante que celle que nous vivons. « Je laisse maintenant la parole à Monsieur Berset qui vous présentera nos nouvelles mesures. - Merci Madame la… » La radio continue à murmurer au loin pendant que je prépare mon sac. De toutes manières il n’annoncent jamais rien de nouveau. On a juste remarqué que le nombre de conférences de presse avait augmenté, comme s’ils pressentaient que quelque chose se passait sans pouvoir le nommer. D’un mercredi par quinzaine, c’était passé à une conf’ par semaine, puis ils ont ajouté les mardis et les vendredis. J’enfile une écharpe, ma veste et mon bonnet. Le sac à dos est moins lourd qu’hier, c’est l’avantage quand je peux laisser du matos au local. Pour l’instant, il n’y a pas encore eu de descente, on a eu de la chance. La lumière de l’ascenseur a été taguée en bleu pour cacher les messages du quarto-quartier. Avec ma lampe de poche, j’éclaire les quatre coins. Rien pour aujourd’hui. Hier, il y avait une alarme, « para-flics, rondes dans le parc ».
En sortant, je balaie du regard autour de moi. Les quelques personnes qui traversent le parc semblent clean. En général, les para-flics se trahissent par leur démarche, ils aiment trop jouer les rangers. Je suis à la bourre mais je ne vais pas courir et risquer d’attirer l’attention. J’ai promis à Elise de lui apporter ses textes, c’est pas le moment de me faire intimider. Sur Carl-Vogt, deux policiers en stand-by. Ils ont le regard vide, les bras le long du corps. Comme nous toutes et tous, ils sont un peu dépassés par les événements. Ou plutôt les non-événements. C’est l’inertie depuis plus d’un an. Je ne sais pas si les institutions auront un jour conscience de la « grande fracture », comme on l’appelle chez les MonDap, artisans du monde d’après. C’est peut-être cette grande fracture société-civile/institutions que pressent le Conseil Fédéral. Je mets quand même mon masque, on ne sait jamais. Non, le mec et la fille en tenue de keuf ne me calculent même pas. Ils ne calculent plus rien on dirait. Je tourne à gauche, un type et son chien. Je détourne le regard, on ne peut pas s’empêcher de se sourire quand on se regarde avec Fab’. Sur les marches de l’ancienne école-de-médecine, une étudiante désœuvrée comme on en voit souvent errer autours des bâtiments universitaires. Soumia est à son poste. Je tourne encore à gauche. Sous la bâche d’un échafaudage, il y a une boîte de conserve de petits pois. La voie est libre. Je me glisse dans l’ouverture entre une paroi en bois et la vitrine de l’ancien bistrot, fermé depuis un an. Dans l’entrée, lumière bleue. J’éclaire avec ma lampe de poche la cinquième marche de l’escalier qui descend au local. Je lis « Mardi 30. Jour 32 : RAS. Need Shakespeare. E. » Elise… On n’a jamais réussi à occuper un lieu aussi longtemps. Je descends jusqu’au sous-sol. À peine j’ouvre la porte j’entends : - Iven ! T’étais où ? J’ai eu peur ! - Ouais, désolée, je voulais pas courir… Je voulais pas finir comme toi ! Elise me saute au cou en riant. Je n’ai pas serré d’autre corps depuis si longtemps. J’avais oublié ce que ça fait. On se serre dans les bras et je comprends qu’elle non plus n’a pas eu de contact physique depuis un moment. - Elise, putain, mais qu’est-ce que t’as foutu ces derniers mois ? Qu’est-ce qu’on t’a fait ? T’as été chopée ? - J’ai trop attiré l’attention. Mais t’inquiètes, on m’a rien fait, je me suis planquée. T’as pris les textes ? - Ils sont dans mon sac. Comment t’as fait pour te cacher ? - J’ai mon réseau de quarto-quartier. T’sais, les p’tits rats qui venaient prendre de la bouffe aux distrib’. Ils m’ont fait labyrinthe et j’ai pu me poser. - Et les flics ? Les milices ? Les para-flics ? - Ch’ais pas. Les flics, ils sont en mode zombie, t’as remarqué ? Comme si leur matrice s’était éteinte et qu’ils avaient plus de direction. Les autres sont trop cons pour anticiper nos mouvements. Je sors les textes. - Bon fais gaffe ! Je t’ai pris du lourd. Du qui pue la beauté. Du qui chlingue l’émotion. Ça te crame la rétine tellement c’est beau. Tu es sûre que tu veux le faire ? - De quoi tu parles ? T’as peur ? - Peur ? Moi ? Non ! Mais quand même, niveau onde on va pas être discrètes. C’est plus de la radio-locale, là. On a boosté le dab-diff. Jimmy l’a bricolé, ça peut aller jusqu’à la méditerranée, il dit ! - C’est le but. Ils ont voulu faire mourir le dialogue ? Ils ont voulu laisser crever les artistes ? Alors on va les inonder de théâtre ! Et pour les autres, on les fera rêver un peu. Hein, Iven ? - Oui… - Votre installation est parfaite ! Ça va envoyer dans tous les foyers ! Combien de temps avant une descente ? - Je pense qu’on a 7 minutes après diffusion. Et puis il faudra décarrer. Jimmy, Fabrice, Soumia et les autres sont au taquet pour embarquer le max de matos… À chaque diff on est un peu plus tarées. À chaque émission d’ondes on va un peu plus loin. Un jour peut-être les autorités nous arrêteront mais on s’en fout. Depuis la grande fracture, plus personne ne les écoute, eux.
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À quoi ça blogue?Quand ça passe par ma tête et que ça persiste assez pour être transmis à la main. Catégories
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