Lors du Salon du Livre 2019, j'ai été invitée par l'ICAM (Institut des cultures arabes et méditerrannéennes) pour présenter l'atelier "1001 nuits, 1001 histoires". Avec une classe venue exprès pour l'occasion, nous avons imaginé une nouvelle histoire que Shéhérazade aurait pu raconter. Le voici...
* Histoire de l’ingénieur, de sa fille et du génie *
Dans une contrée lointaine, il y a fort longtemps, vivait un inventeur nommé Azad. Du plus longtemps que s’en souviennent les habitant du village où il vivait, cet homme inventait. Toutes ses inventions avaient un but: améliorer la vie des humains. Hélas, son ingéniosité ne lui permit pas de guérir son épouse lorsqu’elle tomba gravement malade. Ainsi, lorsque la femme qu’il avait aimée s’était éteinte, il rassembla tout son courage et son amour pour protéger et élever leur fille, Jamilah. L’ingénieur, que tout le village respectait, vivait donc seul avec sa fille. Très vite, la jeune fille fit preuve d’une grande intelligence et, alors qu’elle n’était encore qu’une enfant, elle assistait son père dans ses recherches. Au moment où se déroule l’histoire que nous racontons, Azad et Jamilah travaillaient à la création d’un engin volant. Un appareil qui permettrait aux hommes et femmes du village de voler! Cette invention permettrait aux habitants du village d’aller rendre visite à leurs familles qui vivaient dans des villages éloignés, ou d’aller chercher des denrées qu’ils ne trouveraient pas dans les environs. Un jour, alors que Jamilah préparait les outils pour le moteur de la machine et qu’Azad renforçait les ailes de la structure, un génie fit irruption dans leur atelier. Un grand génie. Un très grand génie! Un génie tellement grand que lorsqu’il apparut, tout le village pensa que le soir était tombé, car son ombre enveloppa tout le village. Ce mauvais génie – et aujourd’hui, il était particulièrement de mauvaise humeur – s’adressa à nos deux héros d’une voix qui fit trembler les montagnes environnantes. «Je suis très en colère!» cria-t-il «Et vous allez bientôt comprendre l’étendue de mon courroux!Je vais vous punir!» - Nous punir? Mais qu’avons-nous fait, terrible génie? Demanda Azad. - Comme s’il fallait vous l’expliquer! Le génie avait un sourire en coin. - Mais enfin, quand même, on aimerait bien savoir ce qu’on a fait pour vous fâcher, ô génie maléfique? Insista Jamilah. - Pas de discussion! Toi, la petite chose, là, (il parlait à Jamilah) tu vas immédiatement monter dans le… truc que vous êtes en train de fabriquer et le mettre en marche! - Mais enfin, dit Azad, la machine n’est pas encore prête! Jamilah risque de se tuer! Il faut dévaler la pente jusqu’à la falaise pour que la machine s’envole, mais elle ne vole pas encore! - Vous vous êtes cru assez malin pour fabriquer cette… chose? Eh bien maintenant, voyons si vous oserez vous en servir! S’exclama le génie, en pouffant de rire. Azad supplia le génie de renoncer à ce plan cruel, mais le génie ne l’écoutait pas et continuait de rire. Jamilah s’approcha de son père et chuchota: - Papa, ne t’inquiètes pas, j’ai une idée. Ne pleure pas, il faut que tu m’écoutes. Tandis que le génie ne les entendait pas (il était trop occupé à rigoler, fier de son idée féroce). Jamilah expliqua son idée à son père: - Je peux fabriquer un parapente et remplir l’aéro-hop (c’était le nom qu’ils avaient donné à la machine) de sacs de sable. Ainsi, lorsque la machine tombera de la falaise après le décollage, je pourrais planer avec le parapente et le génie ne remarquera même pas que je ne suis plus dans le véhicule, puisqu’il semblera aussi lourd que si quelqu’un se trouvait à l’intérieur. Azad fut impressionné par l’inventivité de Jamilah, mais il lui fit remarquer que la fabrication du parapente allait prendre trop de temps. Le rire du génie, en effet, commençait déjà à se calmer… Jamilah eut alors une deuxième idée: - Je monterai dans l’aéro-hop, papa, nous n’avons pas le choix. Mais alors qu’il s’apprêtera à décoller, je sauterai de l’engin et comme il sera lesté de pierres, le génie ne remarquera pas qu’il sera vide quand il s’écrasera. Azad n’eut pas le temps d’approuver l’idée de Jamilah car le génie, qui ne riait plus du tout et qui avait tout entendu, se mit dans une colère encore plus grande qu’avant et s’exclama: - Vous essayez de me duper! Vous êtes prétentieux si vous croyez que je suis assez bête pour ne pas remarquer vos subterfuges!J’ai assez entendu! Toi, la fille, monte là-dedans, si tu crois que tu peux voler! Azad se jeta à genoux aux pieds de l’immense génie. - Je vous en supplie! C’est ma fille! La machine n’est pas prête! Elle va mourir! Mais le génie ne voulut rien entendre. Alors, Jamilah eut une nouvelle idée. Elle avait remarqué que le génie était très fier de lui-même et qu’il aimait montrer qu’il était intelligent: «Génie, vous qui savez tout…» - C’est vrai, dit le génie fièrement, je sais absolument tout sur tout. - Je vous propose un marché: je vais vous dire des mots et s’il y en a un que vous ne connaissez pas, vous partirez et nous laisserez tranquille, mon père et moi. - Trop facile! – ricana le génie – Et si tu échoues, tu monteras dans l’espèce d’oiseau de bois que vous avez construit. Jamilah se concentra et dit: - Sumi! - Oh, mais je connais bien ce mot-là! - D’accord, et savez-vous ce que veut dire «Houhu»? - Bien sûr, pour qui me prends-tu? - Tiglat. - Comment? Répète ça! - «Tiglat» Le génie essayait de cacher son trouble, mais Jamilah et Azad virent bien qu’il n’avait aucune idée de la signification de ce mot. - Alors, génie – demanda Azad – connais-tu ce mot-là? - Je… Rhâââ, non! Mais je suis sûr que tu l’as inventé! - Non, génie, je ne l’ai pas inventé. Ce mot existe bien, et il veut dire «Bonjour». - Prouve-le! - Eh bien ce mot vient d’une langue que beaucoup ont oubliée. Cette langue existait dans un pays éloigné de celui-là. Aimeriez-vous entendre l’histoire qui entoure ce mot? - Eh bien… Oui, raconte-la moi! Alors, Jamilah se mit à raconter cette histoire. C’était la dernière que sa mère lui avait transmise avant de mourir.
** Histoire du roi qui haïssait la politesse **
«Ma mère me racontait», – commença Jamilah – que quelque part en Asie, vivait un vieil homme qui, toute sa vie, avait pratiqué différents métiers. Il avait eu trois enfants, qui, eux-mêmes, ont eu trois enfants. La fille aînée, en plus de ses trois enfants, avait aussi adopté un bébé abandonné qu’elle avait découvert dans la forêt. Ce qui fait que le vieil homme avait trois enfants et dix petits-enfants. Le malheur avait frappé à la porte de cette grande famille quelques années avant l’histoire que je suis en train de raconter. Un jour où les trois enfants du vieil homme et leurs conjoints se réunissaient pour préparer la prochaine fête de famille, un dragon immense les emporta et on ne les revit plus jamais. Le vieil homme, qui s’appelait Hyun, se trouva seul à devoir s’occuper des dix enfants restés orphelins. À l’époque de ce drame, Hyun était charpentier. Mais il dût trouver un autre métier pour pouvoir à la fois s’occuper des enfants et à la fois gagner assez d’argent pour tout le monde. Il se fit donc plombier. L’eau, en effet, était abondante dans ce pays et les maisons avaient besoin de bonnes canalisations. Pendant quelques temps, la famille vécut tranquillement. Les enfants grandissaient, étudiaient. Le seul souci qui marquait leur existence était une loi injuste que le roi Ryuu avait prononcée au début de son règne: il avait interdit la politesse. Les habitants et habitantes du pays ne manquaient de rien. Il y avait assez de nourriture, il y avait de bonnes écoles, il y avait de bons hôpitaux et assez d’eau pour tout le monde. Cependant, ils n’avaient pas le droit de se saluer, de dire «bonjour» (Qu’on disait «Tiglat»), ni«merci», ni «s’il vous plaît». Il était interdit de tenir la porte pour les autres ou d’offrir un cadeau pour remercier quelqu’un. Il était interdit de proposer son aide ou de se laver les mains. On n’avait pas le droit de présenter deux personnes l’une à l’autre, ni demander «Comment ça va?». Et si quelqu’un était surpris en train d’essuyer ses pieds avant d’entrer quelque part, il risquait la prison. À force de ne pas pouvoir exprimer de politesse, les citoyens et citoyennes de ce pays perdirent leur joie de vivre. Personne ne pouvait montrer son affection ni son respect pour les autres. La gentillesse fanait, à force de devoir rester à l’intérieur, de ne pas pouvoir être exprimée. En effet, les habitants de ce pays ne savaient plus ce qui, dans la gentillesse, pouvait être pris pour de la politesse. Les seuls à résister à la tristesse générale étaient les plus jeunes, car leur réserve de bonne humeur n’était pas encore épuisée. Les petits-enfants d’Hyun étaient encore assez jeunes pour ne pas sombrer dans la tristesse et cela aidait Hyun, à qui personne ne pouvait dire «merci» pour ses travaux. Les 10 petits-enfants avaient toutes et tous des particularités de caractère. Il y avait Huidai la sérieuse, Ki la boudeuse, Nami la souriante, Rou et Kana les jumelles chuchoteuses, Miyu la timide, Huan le rigolard, Dara qui avait un tic, Pranali l’inventive et Miwa la rêveuse qui était aussi la plus jeune. Un jour où le roi Ryuu se sentait de mauvaise humeur, il décida de tester sa population. Il convoqua tout le monde et leur fit passer un test. En se plaçant à l’entrée des jardins de la ville à la fin de la journée, il dit à sa population de passer devant lui pour rentrer dans les jardins et à chaque personne qui passait, il tendait la main droite, pour vérifier qu’aucun n’allait la lui serrer par politesse. Quand la famille d’Hyun passa devant le roi, ils ne lui serrèrent pas la main, ni ne lui dirent bonjour. La famille était presque entrée dans les jardins, quand Pranali l’inventive tendit sa main pour serrer celle du roi. Le roi sursauta et avant même qu’il ait eu le temps d’appeler ses soldats, Miwa lui dit en souriant: «Bonjour Monsieur le roi!». C’en était trop pour le roi! Il fit amener les jeunes filles par les gardes et hurla : - Vous avez brisé la loi en me saluant ! Vous méritez la punition suprême ! Hyun, le grand-père s’effondra. - Pitié, Majesté ! Ce ne sont que des enfants ! Elles ont agi par naïveté. Ne les punissez pas, je ferai tout ce que vous voudrez ! - Personne n’a le droit d’ignorer ma loi! – répondit le roi, rouge de colère – J’ai interdit la politesse, c’était ma loi! Ces deux enfants ne l’ont pas respectée! - Comme vous le dites, ce sont des enfants – chuchota Hyun, à bout de souffle – Je vous en conjure, épargnez-les ! - C’est comme ça. C’est ma loi. Vous auriez dû mieux les éduquer! Les gardes du roi attrapèrent Pranali et Miwa par le bras. Tous les enfants montraient leur tristesse, sauf Huan le rigolard, car il ne savait rien faire d’autre que rire. Cependant, il était très triste à l’intérieur. Mais juste au moment où le roi s’en allait avec les deux prisonnières, Hyun s’écria: - S’il vous plaît, Roi Ryuu, expliquez-nous! Pourquoi détestez-vous tant la politesse? - Je n’ai pas à expliquer mes lois! - Je vais perdre deux de mes petites-filles. Deux vies. Je pourrais au moins savoir pourquoi! Ça m’aiderait à préparer mon deuil. Tous les autres petits-enfants supplièrent Ryuu. Le roi s’immobilisa et fit signe à ses gardes d’en faire de même. Il se retourna lentement et dit: - Tu veux savoir pourquoi? Tu veux que je te dise pourquoi tes petites-filles m’ont blessé? Alors écoute cette histoire, écoute-la bien car je ne l’ai jamais racontée à personne. Tout le monde se tut. Les enfants, Hyun, et toutes les personnes qui se trouvaient là car tout le monde comprit qu’il se passait quelque chose d’unique. Personne n’avait jamais su pourquoi le roi avait promulgué la loi qui interdisait la politesse. Le roi commença ainsi: «Lorsque j’avais l’âge de tes petits-enfants…»
* Histoire du jeune roi rejeté *
J’allais à l’école des jeunes princes et princesses. Tous les enfants venaient de familles royales du monde entier. Un prince britannique, James, était dans ma classe. Je voulais vraiment être ami avec lui, car il était très intelligent et avait beaucoup d’humour. Mais James, je ne sais pas pourquoi, était aussi très arrogant et méprisant avec moi. Il ne me disait jamais bonjour, même quand c’est moi qui le saluais. Il m’arrachait les choses des mains sans me demander mon avis. Il copiait sur mes devoirs, même s’il aurait très bien pu les faire tout seul, comme il était très intelligent, sans me dire «merci». Il me bousculait et se moquait de moi. Quand il entrait dans l’école, il claquait la porte sur moi. Quand je lui apportais le goûter qu’on distribuait pendant les pauses, il le prenait sans même me regarder… J’ai pensé toutes ces années de mon enfance que je ne méritais pas que l’on soit poli avec moi. J’ai fini par me persuader que c’était moi qui avais un problème. Que je n’étais pas assez intelligent. Je suis devenu très malheureux. Mais, un jour, je compris que le problème ce n’était pas moi. C’était la politesse. Comment une chose aussi stupide avait pu me faire perdre confiance en moi? Je savais déjà, à cet âge-là, que j’allais devenir le roi de notre pays et je me fis une promesse: une fois roi, j’interdirai la politesse car elle est inutile. C’est trop blessant quand quelqu’un attend que l’on soit poli et qu’en face, il ne reçoit que du mépris. Voilà. C’est pour ne plus souffrir et pour me venger de ce que James m’a fait que j’ai fait interdire la politesse.
** Histoire du roi qui haïssait la politesse **
«Voilà», termina le roi. «Maintenant tu sais, vieux plombier, que tes petites-filles ont commis un crime qui a fait du mal à leur roi.» - Mais Majesté – dit Hyun – ce James ne vit même pas dans notre pays! Et mes petites-filles n’étaient même pas nées au moment où vous avez vécu tout cela! Elles ont été naturellement polies parce que la gentillesse fait partie de leurs âmes depuis leur naissance! Je vous promets, Roi Ryuu, que si vous permettiez à vos sujets d’être polis, tout le monde sera plus heureux et tout le monde vous aimera! Les gens seront plus gentils et surtout plus attentionnés les uns avec les autres! - Tu dis cela juste pour que j’épargne les deux filles! Mais la politesse est une injustice car quand on la reçoit, on est contents, mais dès qu’on ne la reçoit pas, on est trop malheureux. - Mais si on est contents quand on la reçoit, c’est toujours mieux que de n’être jamais contents parce qu’elle est interdite! Le roi réfléchit un instant. Pour la première fois, les habitants purent voir les rides de fatigue qui marquaient son visage. Il soupira, puis, finit par dire: - Je veux bien essayer! Il s’adressa à toute la population: - À partir d’aujourd’hui, je veux que vous soyez polis les uns envers les autres! Il libéra Miwa et Pranali qui rejoignirent leur famille. Toute la cité poussa un soupir de soulagement. On raconte même que ce soupir collectif fit frissonner la montagne et que, en écoutant bien le souffle du vent, on pouvait entendre le mot «Tiglat» – Bonjour.
*** Histoire de l’ingénieur, de sa fille et du génie ***
Jamilah finit ainsi son histoire et un silence s’installa dans l’atelier. Le génie prit la parole en premier: - Je ne comprends pas pourquoi tu me racontes tout ça. - Parce que vous me l’avez demandé, génie. Vous vouliez savoir d’où venait ce mot. - Oui, bon, d’accord. Tu as gagné. Mais quand même. Cette histoire ne me concerne pas. - Bien joué, Jamilah! S’exclama Azad. Génie, voyez-vous, je pense que vous pouvez trouver des points communs entre la loi contre la politesse et votre envie de faire périr Jamilah, non? Je vois une ressemblance entre le roi Ryuu et vous. Quant à moi, je me sens proche de ce vieux plombier qui veut protéger ses petites-filles. - Ça n’a rien à voir! Se vexa le génie. Je ne suis pas comme le roi de l’histoire! Déjà, je ne suis pas allé dans une école de princes, moi! J’étais à l’école des génies et là, j’ai appris quelque chose de très important: les génies peuvent voler, les humains, non! Et cette vérité me permet de me sentir plus spécial que vous! Alors je déteste quand les humains se prennent pour des génies! - Vous voyez, dit Jamilah, c’est un peu comme pour le roi. Il y a une règle que vous avez apprise quand vous étiez petit, mais nous, on ne pouvait pas le savoir. Vous nous punissez pour quelque chose que nous ne pouvons même pas savoir. Et puis, ajouta-t-elle, est-ce que vous avez vraiment besoin de nous empêcher de voler pour vous sentir spécial? Regardez-vous: vous êtes immense, vous pouvez apparaître et disparaître, vous savez faire des choses qu’aucun humain ne saura jamais, jamais faire, même en travaillant dur! Nous, on n’aura jamais le pouvoir de voler. On peut juste construire des machines pour nous aider à nous déplacer. Le génie rougit un peu car oui, certains génies rougissent, et décida de laisser la vie sauve à Jamilah et Azad. Avant de partir, il leur donna même un conseil pour leur machine volante.